Développement durable : trop d’administration tue l’action

25.09.2024

CSRD, CSDDD, déforestation, travail forcé, taxonomie… Le Green Deal européen a engendré un tsunami de nouvelles législations en matière de développement durable, indispensables certes, mais qui font plutôt les affaires des consultants et auditeurs. Quant aux entreprises, grandes ou petites, si elles reconnaissent la nécessité d’agir, elles croulent sous les charges administratives. Le résultat : une dépense énorme d’énergie et d’argent sans grande valeur ajoutée pour l’environnement ou le citoyen !

Ann Nachtergaele, Food production & consumption policy Director chez Fevia, vous livre la réalité des entreprises et propose à nos décideurs une méthode simple pour atteindre notre objectif commun : construire un avenir durable.  

Pas de doute, de nouveaux cadres réglementaires sont nécessaires

Chaque jour, les médias nous le rappellent : les limites planétaires sont dépassées pour de nombreux paramètres environnementaux. Les tensions géopolitiques obligent l’Europe à miser sur ses propres ressources et à mettre en place des politiques de résilience. Le monde financier a un rôle d’investissement crucial à jouer dans le développement de business modèles plus durables. Tous ces éléments justifient pleinement la mise en œuvre de mesures fortes.

L’impact d’une entreprise ne se limite pas à son site de production. Ignorer les risques environnementaux et sociaux liés à sa chaîne de valeur est de plus en plus synonyme d’irresponsabilité. Imposer aux entreprises un devoir de vigilance (directive CSDDD) est donc totalement justifié. 

Personne ne le conteste : des images comme celle de l’effondrement d’un bâtiment sur des centaines de travailleurs comme cela s’est passé en 2013 au Bangladesh sont insoutenables et inacceptables. Une législation européenne réglementant le travail forcé est tout à fait légitime 

Bien entendu, il est inacceptable de détruire des milliers d’hectares de forêt pour y planter des monocultures détruisant rapidement la fertilité des sols. Un règlement européen interdisant la déforestation pour la production de certaines denrées alimentaires est parfaitement fondé. 

Le temps où les entreprises doivent être uniquement évaluées sur leurs performances économiques est terminé. Obliger les entreprises à faire des rapports non-financiers (directive CSRD) se comprend parfaitement. 

Enfin, il est difficile pour une institution financière de définir les activités durables à soutenir. Un système de classification comme la taxonomie peut aider grandement ces choix. Développer cette taxonomie au niveau européen a dont tout son sens.

En tant que responsable des dossiers de développement durable depuis 15 ans au sein de Fevia, je ne peux qu’applaudir ces initiatives ! Mais il faut bien avouer qu’il est difficile de s’y retrouver dans ce foisonnement de législations peu coordonnées et impossibles à appliquer. Des législations sont donc nécessaires mais le tsunami qui l’accompagne dévaste tout.

Un tsunami contre-productif

Un bon exemple vaut mieux qu’un long discours. Ainsi, le règlement en matière de déforestation entrera en vigueur le 30 décembre 2024. Nous attendons encore les explications complémentaires de la Commission européenne permettant d’en éclaircir les points essentiels. Les entreprises ont des milliers de questions mais n’obtiennent pas de réponses. Même les autorités des Etats membres ignorent ce qu’elles doivent faire et comment cela va se passer. 

De plus, le système d’enregistrement européen ne sera disponible que vers la mi-décembre. Or, chaque entreprise concernée doit uploader dans le système des milliers de documents. Comment procéder en si peu de temps ? 

Enfin, comment expliquer aux pays producteurs la mise en place de cette législation ? La disponibilité de certaines matières premières et sur leur prix sera potentiellement impactée. 

Où est la valeur ajoutée ?

Sans conteste, l’objectif de la législation sur la déforestation est noble. Mais la charge administrative énorme qu’elle impose dans un délai aussi court est tout simplement intenable. Pour certains aspects (comme les obligations pour les éleveurs belges de bovins), on peut se poser la question de la véritable valeur ajoutée pour l’environnement.

Cette question peut également se poser pour le reporting extra-financier. Ces derniers mois, j’ai été régulièrement interpellée dans le cadre de l’analyse de « double matérialité ». La directive CSRD impose, en effet, que des parties prenantes soient interrogées par les entreprises pour réaliser cette analyse. C’est tout à fait logique dans une démarche de développement durable volontaire. Mais que constate-t-on ? 

Des consultants sont engagés pour réaliser dans chaque entreprise du même secteur une analyse presqu’identique qui produit des résultats très similaires. Mais chaque fois grassement facturé. Faut-il vraiment dépenser autant d’argent pour cela ?

Autre débauche de moyens inutiles : le patron d’une entreprise alimentaire belge me disait qu’il avait reçu l’offre d’un réviseur pour réaliser l’audit de ses données non-financières. Avec ce budget, cette entreprise pourrait engager 4 personnes qui, au lieu de contrôler, pourraient aider à mettre en place des mesures concrètes. Le contrôle et la validation des chiffres rapportés coulent de source mais ce coût est disproportionné par rapport à la valeur ajoutée.

Grands ou petits, tout le monde rame

Je comprends parfaitement qu’une phase de démarrage est toujours difficile. Mais ce qui se passe aujourd’hui dépasse le raisonnable et n’est pas soutenable à terme. Pour certaines législations, l’Union européenne a pris la précaution d’exclure du champ d’application les plus petites entreprises. Mais, tant le reporting non financier que la législation en matière de devoir de vigilance, imposent d’analyser et de monitorer la chaîne de valeur. Or, ce sont principalement des PME et des agriculteurs qui composent la chaîne de valeur d’une grande entreprise.  

Les grandes entreprises se trouvent alors dans l’obligation d’envoyer des questionnaires à de très nombreuses petites entreprises qui se trouvent rapidement submergées. Quant à demander aux agriculteurs de compléter des formulaires supplémentaires, c’est une fois de plus alourdir leur bureaucratie. Finalement, c’est tout le tissu économique qui est impacté par des démarches administratives lourdes.

C’est ainsi qu’une petite entreprise alimentaire m’expliquait qu’elle ne sait plus à quel Saint se vouer : 

  • Son client A demande de mettre en place une démarche SBTI (système mondial permettant de s’aligner scientifiquement sur les objectifs de Paris en matière de CO2).
  • Son client B demande de démontrer qu’elle va consommer moins d’eau.
  • Son client C demande de revoir totalement ses emballages pour en éliminer le plastique.
  • Pour l’entreprise elle-même, c’est d’abord la gestion de ses flux connexes organiques qui demande une solution plus durable.

Au final, le CEO de cette entreprise ne sait plus quelles priorités établir en plus d’être dans l’impossibilité d'investir dans tous les domaines à la fois. Résultat : l'inertie.

Respecter quatre règles de base

Ce qui se passe aujourd’hui devrait constituer une leçon pour toute autorité publique. Appliquer les quatre points suivants permettrait de ne pas répéter les erreurs du passé :

  1. Prévoyez des mises en œuvre progressives et n’essayez pas de tout révolutionner d’un seul coup.
  2. Prenez le temps de discuter en profondeur avec les acteurs qui devront mettre en œuvre la législation, pas uniquement sur les principes, mais aussi sur les modalités. 
  3. Effectuez des études d’impacts correctes en tenant compte de l’impact économique et sociétal global. Visez toujours la proportionnalité entre les mesures et les résultats attendus.
  4. Développez et testez suffisamment à temps les outils nécessaires pour une mise en œuvre fluide et correcte (législation subsidiaire, FAQ, …) 

Ces dernières années, j’ai vu trop de législations développées sans respecter ces principes de base. Osons espérer que les nouveaux gouvernements en Belgique ainsi que la Commission européenne les appliqueront mieux que dans le passé. Parce que nous voulons tous la même chose : construire un avenir durable.

Entre-temps, l'industrie alimentaire belge continue de travailler sur l'alimentation de demain.
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